149.
Une main lui caresse le visage. Rêve-t-elle ? Elle ouvre les yeux.
C’est Isidore. En vrai.
— Voilà, il est minuit. Ce n’est plus le premier jour. C’est le second, dit-il en souriant.
Elle le fixe de ses immenses yeux vert émeraude, et sourit à son tour, complice.
Sans rien ajouter, il lui prend le menton et l’embrasse.
Lentement, les doigts tremblants, il défait les boutons de la veste chinoise… et contemple la jeune femme.
Derrière l’œil : le nerf optique, l’aire visuelle occipitale, le cortex. Des neurones sont activés. Sur toute leur longueur, de minuscules décharges électriques fusent puis lâchent leurs neuromédiateurs aux extrémités. Ils génèrent de la pensée rapide et intense. Des idées galopent, telles des centaines de souris affolées dans l’immense labyrinthe de son cerveau.
En quelques minutes ils sont complètement nus, leurs corps en sueur l’un contre l’autre.
Dans son cerveau à lui, l’hypophyse est surexcitée. Elle relâche un surplus de testostérone qui accélère le cœur pour envoyer du sang partout où cela sera utile.
Dans son cerveau à elle, l’hypothalamus lâche un surplus d’œstrogènes, entraînant une émission d’hormones lactiques qui lui donnent des picotements dans le ventre, à la pointe de ses tétons, et aussi l’envie de pleurer.
Il absorbe chaque image de Lucrèce. Il voudrait pouvoir passer en mode de mémorisation plus forte. Comme si on accélérait le moteur de la caméra pour obtenir plus de vingt-cinq images par seconde, cent, deux cents images qui permettront plus tard, lorsqu’il voudra se remémorer l’instant, d’opérer des ralentis et des arrêts sur image.
La lulibérine, l’œstrogène et la testostérone se mêlent en flots déversés dans les artères, les veines, les veinules. Ils remontent les courants artériels tels des saumons furieux.
Les cours s’accélèrent. Les souffles aussi.
Cela monte, monte.
Leurs corps dansent. Il y a plusieurs niveaux de perception de cet instant précieux. De loin, ils ressemblent à une drôle de bête à deux têtes et à huit membres, une sorte de pieuvre rosé agitée de soubresauts et de spasmes.
Plus près, c’est un incendie des épidermes. Leurs sexes soudés, emboîtés, amortis par leurs toisons mutuelles, sont l’axe qui les transforme en jumeaux siamois non différenciés. Sous la peau, les muscles réclament du sucre et de l’oxygène pour améliorer leurs efforts. Dans leurs cerveaux leurs thalamus essaient de coordonner les activités des cellules.
L’hypothalamus supervise le tout.
Dans leurs cortex enfin, la pensée est générée.
Je l’aime, pense-t-il.
Il m’aime, pense-t-elle.
Ils pensent et puis ils ne pensent plus.
Black-out total.
Il croit qu’il va mourir. Le cœur s’arrête… Il voit les deux énergies Éros et Thanatos, les deux dieux de l’Olympe, apparaître en songe, géants de vapeur imbriqués l’un dans l’autre. Le cœur reste une deuxième seconde immobile. Il ferme les yeux. Rideau rouge. Rideau marron. Rideau noir. Rideau blanc.
Les sexes réunis se transforment en pile électrique, le tout émet de « l’électricité humaine » à huit hertz. Dès lors, le cœur se met à vibrer à huit hertz. Enfin le cerveau se met lui aussi à huit hertz. Les deux hémisphères tournent en boucle et se mettent en phase : l’onde du cerveau branchée sur l’onde du cœur, elle-même branchée sur l’onde du sexe. Dans leur tête la glande pinéale, activée, lâche de l’endorphine, de la cortisone, de la mélatonine puis de la DMT naturelle.
Le point infime que Fincher et Martin avaient baptisé l’Ultime Secret est à son tour stimulé. La sensation est alors décuplée.
Ils découvrent qu’il y a trois amours comme l’avaient décrit les Grecs anciens :
L’Eros : l’amour physique, le sexe,
L’Agape : l’amour des sentiments, le cœur,
Le Philia : l’amour de l’esprit, le cerveau.
Quand les trois sont réunis, cela donne cette nitroglycérine explosant au ralenti et en vagues de huit hertz.
L’Amour avec un grand A dont parlent toutes les légendes et dont tentent de parler tous les artistes. Le sexe, le cœur, le cerveau – à l’unisson.
Le chakra 2, le chakra 4, le chakra 6.
L’onde à huit hertz produite par ces trois émetteurs sort du cerveau, traverse la matière et se répand autour d’eux. Une onde d’amour. Ils ne sont plus un couple qui s’unit, ils sont un petit émetteur d’énergie cosmique à huit hertz. Dans leur cerveau, la conscience est légèrement modifiée.
Je n’existe plus.
Un instant, Isidore entrevoit certains secrets du monde.
Qui suis-je pour mériter que cela m’arrive ?
Un instant, Lucrèce entrevoit d’autres secrets du monde.
Est-ce que je délire ?
Elle perçoit que l’univers est parcouru de longues fibres fines, de même que le cerveau est construit sur un noyau fibreux.
Une harpe.
Partout des lignes, qui mènent d’un point à un autre et qui se croisent pour former un tissage.
Des cordes cosmiques. Il y a dans l’espace des cordes cosmiques qui vibrent comme des cordes de harpe. Ces cordes vibrent à huit hertz et libèrent des étoiles comme s’il s’agissait de grains de poussière.
Des cordes, des fibres, des nœuds. L’univers est compris dans un tissu. Une toile. L’univers est un tableau peint. L’image fond et se change. L’univers est une image pensée.
Sur la note « Si »…
Quelqu’un rêve ce monde et nous croyons qu’il existe vraiment. Le temps fait partie de ce rêve, il n’est qu’une illusion mais, si nous osons penser que le temps n’est pas continu, alors nous ne percevons plus les êtres et les événements comme ayant un début, un milieu et une fin. Je suis en même temps un fœtus, une jeune femme, et une petite vieille. Plus large : je suis l’un des spermatozoïdes dans les bourses de mon père et déjà un cadavre enterré dans un cimetière avec l’inscription « Lucrèce Nemrod ». Encore plus large : je suis un désir dans l’esprit de ma mère et un souvenir dans l’esprit de ceux qui m’ont aimée.
Elle se sent sereine.
Je suis beaucoup plus que « moi ».
Ils continuent de monter. Sans la moindre peur. Arrivés à un palier leurs cœurs s’arrêtent de battre.
Qu’est-ce qu’il se passe ? pense-t-il.
Qu’est-ce qu’il se passe ? pense-t-elle.
Cela dure quelques secondes qui leur semblent des années.
Puis tout repart en arrière. Le cœur redémarre, se débranche du cerveau.
Au fur et à mesure qu’ils atterrissent, ils oublient. Tout ce bonheur s’enfuit, tout ce savoir se dilue car il est trop tôt pour eux, leur temps n’est pas venu d’accéder à cette connaissance. Tout se relâche.
Ils ont passé un cap. Ils en restent hébétés. Ils savent qu’ils ne pourront jamais évoquer cette sensation car aucun mot ne peut la décrire dans toute son intensité. Ils se regardent et éclatent de rire.
La pression se relâche. Ils rient par saccades, par vagues qui viennent et repartent. Ils rient parce qu’ils comprennent que tout n’est que dérision. Ils rient parce qu’ils ridiculisent tout ce qui est tragique. Ils rient parce qu’à cet instant ils n’ont plus peur de la mort. Ils rient parce qu’à cet instant ils sont débranchés de toute la tragédie humaine qui les entoure.
Ils rient de rire.
Puis ils atterrissent. Leurs rires hoquettent comme de vieux moteurs d’avion qui peu à peu s’étouffent.
— Qu’est-ce qui nous a poussés à ça ? murmure Lucrèce.
— Chez moi c’est le quatorzième besoin, celui d’« aimer les Lucrèce Nemrod ».
— Vous avez dit « aimer » ?
— Non, je ne crois pas.
Elle rit encore un peu et secoue sa longue chevelure rousse micro-ondulée, mouillée de sueur. Ses grands yeux en amande sont passés du vert émeraude au vert mordoré. Tout son corps est chaud et moite. Son visage marque une extrême relaxation, comme si tous les muscles sous sa peau s’étaient relâchés.
Lucrèce comprend la réserve de son ami.
— C’est la première fois que cela me fait un tel effet.
— Moi aussi. C’était comme si je découvrais une nouvelle sensation, un monde complètement inconnu.
— D’habitude c’est au mieux disons… seize sur vingt.
— Et là ?
— Je dirais : huit mille sur vingt.
— Le quatorzième besoin, disiez-vous ?
— Je crois que nous sommes arrivés à stimuler puis à franchir l’Ultime Secret sans en passer par la trépanation et l’implantation d’un émetteur dans notre corps calleux. Nous y sommes arrivés comme ça, dit-il, embrassant à nouveau la peau tiède de la jeune femme.
Lucrèce sourit et réclame des réglisses pour se détendre. Il fouille dans sa poche de smoking et lui tend le paquet.
— Je ne sais pas si on arrivera à reproduire ce « truc », mais j’avoue que ça surprend ! dit-elle en avalant plusieurs rubans.
Ils restent longtemps silencieux, essayant de retenir en eux la richesse de ce qu’ils ont ressenti. Enfin Lucrèce articule :
— Vous croyez qu’il y a encore quelque chose au-dessus, une quinzième motivation ?
Il met du temps à répondre :
— Oui.
— Laquelle ?
— Tout à l’heure j’ai ressenti une impression étrange, une onde de pure volupté qui me transcendait. Juste après, comme le contrecoup de cette onde, j’ai été traversé d’une autre sensation. Une sensation de grande plénitude, suivie d’un vertige, comme si je pouvais englober par ma pensée l’infini de l’univers. Comme si, arrivé à un nouveau point d’observation, je m’apercevais que j’avais une conscience fausse de la dimension des choses.
Comme moi avec le temps. Il a perçu dans l’espace ce que j’ai perçu dans le temps, pense Lucrèce.
Isidore Katzenberg essaie de préciser ce qu’il a ressenti :
— C’est comme si tout était plus vaste qu’il n’y paraît. Nous ne mesurons pas qu’un mètre soixante-dix de haut. La Terre n’est pas qu’une planète. Tout rayonne et se répand sans fin. En fait, tout est omnispatial.
Omnitemporel, songe-t-elle.
Elle prend sa dernière cigarette, l’allume, aspire profondément et lâche des volutes formant des ronds, puis des huit, puis des anneaux de Moebius.
— Alors à la question : qu’est-ce qui nous pousse à agir, vous répondez ?
Il retrouve sa voix normale :
— On pourrait appeler cette nouvelle motivation : l’élargissement de la conscience. Elle est peut-être plus puissante que toutes les autres motivations. C’est pour cela que nous avons « réussi ». C’est une notion au-delà des mots, elle est difficile à expliquer.
Elle le regarde intensément.
— Essayez quand même.
— C’est peut-être ce qui se passe quand on prend conscience qu’une seule goutte d’eau peut faire déborder l’océan…